LA TCHENE
  • Créateur
    Sujet
  • #15296
    bd91
    Participant
    • Néphropathe confirmé
    • ★★★★
    • 594Message(s)

    En attendant la suite des écrits en cours, et pour se changer les idées, je vous convie à la lecture d’une nouvelle dont la principale originalité tient à son mode de rédaction : elle fut réalisée en « Atelier d’écriture », en seulement cinq jours, par un groupe de vacanciers, sous la houlette d’un écrivain (non directif !) La région et son histoire furent les principales sources de leur inspiration.

    LA TCHENE
    Le feu englouti…

    Nouvelle littéraire

    Alain Bellet, écrivain et ses complices…
    Monique et Daniel Bouzou – Chantal Thierry – Dominique Decarpentry – Christiane et Basile Toulza – Jacques Variengien – Fabien Roger et / avec Alain Bellet

    Village CCAS de la Raviège
    Chantier artistique
    Images et Mots
    Août 1997

    * *

    Avant propos
    Le lac de la Raviège
    Situé dans le département de l’Hérault et la région Languedoc-Roussillon, c’est un barrage EDF qui est à l’origine du lac. Il retient les eaux de l’Agout sur une surface de plus de 400 hectares et 12km de long. La hauteur de l’édifice dépasse 35m et a deux vocations : la production d’électricité et la maîtrise du débit de la rivière Agout. Le nom du lac vient du hameau de Raviège qui fut englouti lors de la mise en eau du barrage en 1957.
    Située dans le Parc Naturel Régional du Haut-Languedoc, La Salvetat-sur-Agout (occitan : La Salvetat d’Agot) est au cœur d’un pays de lacs, de rivières et de forêts. La ville s’est créée au Moyen-âge.
    Commune située au confluent de la Vèbre et de l’Agout dans la zone que l’on appelle les Hauts cantons ou l’altitude varie entre 663 à 1087 mètres. Autrefois elle était sur la route de Saint Jacques de Compostelle, de cette époque elle a gardé son goût pour l’hospitalité.
    La commune est reconnue pour son eau minérale gazeuse qui est commercialisée partout en France. Ce terroir est un des berceaux de la charcuterie artisanale en Haut Languedoc. Cité médiévale, la ville a laissé en héritage des vestiges remarquables dont une chapelle romane, et un pont du 12ème. Le vieux village recèle de belles voûtes à la tour de Cazal.
    Ici, la végétation n’a pas à subir les canicules du littoral en raison du climat océanique et de l’altitude (800m). Posé au milieu de la forêt de hêtres et de sapins, le lac de la Raviège fait le bonheur des baigneurs et passionnés de voile. Sur les berges, une foule de sentiers pédestres et VTT sillonnent les bois.

    * *

    “Pour une fois, on est tranquille !” s’était dit le vieux Simon en s’installant sur la rive du lac. “Pas de pédalos ou de dériveurs remplis de vacanciers bavards qui effraient le poisson !”
    Simon aimait ces instants de solitude où seul la faune du lac troublait son intimité. Il faut dire que les rides malicieuses de son visage buriné par le soleil du sud accusaient son âge. Soixante-quatre ans ou presque, passés à pêcher sur le lac de la Raviège et les dizaines de milliers de visiteurs de passage qu’il avait croisé avaient usé son regard.

    Quand le petit Marco s’approcha, l’homme se retourna pour l’inviter à partager ce moment de quiétude, sans une parole, juste d’un plissement des yeux auquel l’enfant répondit par un sourire aussi puissant que le feu du soleil de ce bel été, entre Hérault et Tarn. Dans ce silence aussi profond que les grands fonds marins, Marco humait l’air du lac, écoutait le frissonnement de sa surface caressée par le vent, et s’aveuglait aux mille scintillements qu’allumait le soleil sur l’onde.
    “Maman… Maman… Où es-tu ? Que fais-tu ? M’attends-tu au ciel, comme dit Monsieur le Curé, ou es-tu restée au fond de l’eau comme à la fin du Grand Bleu ?”

    – Marco… souffla Simon comme en s’excusant de trancher le silence.
    – …
    – Marco ! ! ! répéta-t-il, pour interrompre les rêveries de l’enfant qu’il considérait d’un mauvais oeil.
    – Oh ! Simon ! J’étais encore parti avec ma mère, dans l’eau…
    – Je sais, je sais… Je t’ai raconté cent fois que ta mère Viviane, qui travaillait aux champs, à été emportée par la crue de l’Agout lors d’un terrible orage… Son corps n’a jamais été retrouvé… Faut dire qu’avec tous les gouffres de la région… On la retrouvera peut être un jour, sous la jolie forme d’un fossile… Mais, je t’en prie, n’y pense plus ! Je suis là pour m’occuper de toi…

    Le vieux se tut, laissant des mots en suspens, ruminant cette vieille histoire, puis il jeta un caillou dans l’eau.
    Marco regarda tendrement le vieil homme en pensant qu’il faisait un super-papy mais qu’il ne remplacerait jamais ni sa mère disparue trop tôt dans les flots, ni ce père qu’il n’avait jamais connu. Comme aimanté, son regard se porta à nouveau vers l’eau où l’ombre que dessinaient les grands arbres ressemblait au visage d’une belle femme qui aurait pu s’appeler Viviane.

    Simon se rappelait maintenant sa dernière rencontre avec Viviane. Il lui avait apporté un plein panier d’écrevisses qu’il avait braconné dans un coin secret. Ils les avaient mangées ensemble, arrosées d’un Gaillac rosé bien frais que la jeune femme tenait d’un ami viticulteur. C’était la veille de ce maudit jour de malheur… Depuis, Simon ne pêchait plus d’écrevisses et ne buvait plus que de l’eau de la Salvetat… “Que nous avions ri, cette nuit-là, et comme nous nous aimions !”

    – Marco ! Marco ! Viens jouer avec nous ! On va à la cabane magique, dans la forêt !
    La petite Mylène et son frère Aymeric appelaient avec force leur nouvel ami. Chaque jour, les trois enfants se retrouvaient, entre rires, jeux et moments graves et silencieux, ceux qui suivaient toujours les mots du petit Marco, qui leur racontait, une fois de plus, la disparition de sa pauvre mère…

    * *

    Le petit village d’Anglès ressemblait à tous ses frères, poussés sur les collines d’Occitanie entre caillasses et forêts.
    Sur les bancs de ciment blanc de la petite place, quelques vieux parlaient entre eux du village englouti comme d’une vieille blessure jamais cicatrisée.
    Simon les regardait, moqueur. En tirant de temps en temps sur sa pipe toute culottée, il les écoutait. Lui aussi aimait raconter l’histoire de Raviège et ses propres mots résonnaient alors dans sa tête.
    “Dans ce site de rêve, verdoyant et boisé, notre petit village respirait la montagne et la fraîcheur. Il vivait au rythme paisible des habitants, vieux et moins vieux qui se souvenaient…”

    A quelques mètres du pêcheur, Marco espérait que le vieil homme allait enfin se mêler de la conversation. D’une discrète oeillade complice, il l’incita à ajouter son grain de sel. Le petit garçon aimait l’écouter sans perdre un seul mot.
    “Il boit mes paroles, comme une liqueur douce de chez nous !” se disait souvent Simon, en regardant tendrement le petit orphelin. Mais Simon ne pouvait y échapper, l’heure de son couplet préféré était arrivée.

    – La construction du barrage a condamné les villageois amoureux de leurs terres et enracinés dans leur vallée à s’expatrier vers les nuages, sur les hauteurs panoramiques qui surplombent le lac… Le progrès ! Il a suivi son cours, la technologie a contraint les eaux intrépides, dévalant les montagnes, à se rassembler et à former le lac…
    Simon aimait souligner que, pour lui, le lac était le reflet authentique de la physionomie des mystères de son pays. Une île se dressait en son milieu, arrogant souvenir des terres abandonnées et du village englouti par les eaux mais qui, pour Simon et quelques autres, vivait toujours, au-delà du regard des touristes.

    Il précisa :
    – Souvent, sur les berges du souvenir, moi, le pêcheur, un peu nostalgique si vous voulez, je vais jeter mes lignes au petit matin, dans la brume bleutée… Rien du vieux village ne m’échappe…

    Simon était sur le lac, Simon était au fond du lac. Son regard habitué perçait l’onde. Il refaisait toujours son pèlerinage mental dans les profondeurs, aux sources de sa vie. Errant par la pensée dans les ruelles de son enfance, il s’enfonçait jusqu’au vieux lavoir du village, une de ces belles constructions solides et rustiques, faites du granit du pays. Désormais, les lichens et les poissons l’avaient envahie. Simon voyait les générations de lavandières, le battement de leur linge appartenait à l’éternité. De temps à autre, le vieil homme glissait sur les pierres moussues, laissant échapper un juron, puis il reprenait son errance rêveuse.
    – Tiens, des fois, je vois une brebis traîner, marmonna-t-il. Le vieux Capitaine berger ne doit pas être loin !

    Un autre vieux l’interrompit :
    – Le Capitaine ! Pauvre bougre… Voulait pas quitter sa maison, son champ, sa terre… Alors, il est resté… Il est toujours là, tout en bas… Il prend éternellement le frais, assis devant sa porte, sous des milliers de tonnes de flotte bien pure… Il doit veiller sur nous, avec sa Vérité, sa connaissance du lac, de l’intérieur, lui… Pas à la surface des choses, comme nous autres…
    – Bien sûr, qu’il est toujours devant sa porte, en bas ! renchérit le pêcheur.
    – Eh, Simon, tu sais bien que c’est pas sûr ! Il n’est plus là, mais il est peut être parti ailleurs, le vieux têtu… Il n’est pas forcément au fond !
    Le pêcheur n’aimait guère être interrompu, surtout lorsque le gêneur ne voulait pas admettre l’évidence !

    Simon savait bien la vie profonde. Au détour de l’une des ruelles, d’interminables algues, longs doigts entrelacés, laissaient s’échapper, furtifs, des petits bancs de poissons argentés.
    Simon cheminait dans sa tête, Simon cheminait au fond du lac. Au milieu des mousses et des lichens, sur les éboulis de pierres et de roches roulées, il redécouvrait son village, s’approchait de la vieille église, se souvenait de son clocher roman à la silhouette massive, sobre et sévère. Il contournait le bazar-épicerie du père André, empruntait l’une des vieilles venelles médiévales, se taillant un chemin parmi les débris d’algues. Et là, il rencontrait toujours le Capitaine. Ce surnom lui venait du fait qu’il racontait inlassablement les souvenirs de “sa guerre” dans le maquis du Minervois, et qu’il menait son troupeau comme s’il commandait une compagnie de soldats.
    Il sortit de ses pensées et repris la parole :
    – Oui, bien sûr qu’il est toujours devant sa porte, en bas ! Sérieux, assis sur sa chaise… Même que la chaise a changé de couleur, avec l’eau et le temps… Elle est verdâtre… Le Capitaine est toujours là, fidèle, solide, appuyé sur sa canne de berger, bien vivant… Il surveille toujours son troupeau dans le silence de sa solitude… Seuls les poissons le dérangent un peu… Les moutons montent et redescendent sur les pentes herbeuses, un peu humides, j’en conviens…

    Il s’arrêta de parler. Il entendait les cloches de Raviège. Heureux et apaisé d’avoir revu, même en pensées, le Capitaine. Son regard remontait des profondeurs, le long des pentes, il resurgissait à la surface de l’eau. Chaque jour, le clapotis ponctuait le temps, les poissons qu’il tirait de l’onde le replongeait dans le réel.

    * *

8 réponses de 1 à 8 (sur un total de 8)
  • Auteur
    Réponses
  • #15297
    bd91
    Participant
    • Néphropathe confirmé
    • ★★★★
    • 594Message(s)

    L’homme avait garé sa voiture sur le bas-côté de la route de la Salvetat. Les yeux fatigués, la barbe naissante, le corps légèrement courbaturé par des heures de conduite, il avait découvert le grand lac avec une certaine émotion. Il n’était jamais venu à la Raviège, mais il en connaissait l’histoire. Il avait souri, étonné de repenser soudain à la femme qui lui en avait si souvent parlé. Cette fois-ci, c’était sûr, il resterait là, entre lac et collines, entre Montagne Noire et rivières…
    Jacques admirait le paysage, rêveur. A trente ans passés, les cheveux noirs ondulés et le teint halé, il arrivait tout droit de la capitale, épuisé et désoeuvré, heureux de retrouver la quiétude et d’échapper aux tourments de la ville.
    Comme attiré par un aimant dans ce beau pays où il souhaitait s’établir, il contemplait les eaux tranquilles du lac et replongea instantanément dans ses souvenirs. Oui, elle lui en avait tant parlé de son superbe pays, de son lac, de ses légendes… “Qu’est-elle devenue ?” Il l’avait rencontrée par hasard et son accent chantant propre aux gens du Sud l’avait de suite séduit. De même, sa magnifique chevelure rousse flottant au vent avait su l’envoûter. Leur liaison avait été brève mais intense. Pour son travail, Jacques était parti en déplacement et, à son retour, elle avait disparu, emportant avec elle, sans qu’il le sache, le secret d’une grossesse…

    Après quelques instants de vague à l’âme, l’homme se reprit et se dirigea vers sa voiture pour se mettre en quête d’un logis ou d’une pension pour quelques jours.
    Arrivé à Anglès, sur la place, il remarqua la présence d’un bistrot et il y entra.
    Un vieil homme rougeaud, accoudé au comptoir devant un verre de vin, discutait avec le patron, un mégot pendant au coin de sa bouche. Le parisien les interpella :
    – Bonjour, Messieurs… Existe-il ici un endroit pour loger quelques temps ? Un hôtel, un gîte ?
    L’homme aux pommettes violacées le dévisagea un instant et lança d’un air narquois :
    – Un hôtel, ici, c’est pas encore pour demain ! Pourquoi pas le Club Med, tant que vous y êtes ! Mais, j’y pense, il y a bien la baraque des deux soeurs… Elles proposent des chambres d’hôte…
    Le patron du café, le regard méfiant à l’égard de l’étranger si loin de ses semblables, lança à son comparse :
    – Faudrait p’être pas qu’il y aille, le Monsieur, avec tout ce qui se dit sur ces deux-là…
    L’ivrogne enchaîna :
    – Elles sont un peu rebouteuses à ce qu’on dit ici… C’est comme l’eau et le feu, celles-là… Autant la Tchène a un caractère exécrable, a le pouvoir d’ôter le feu et d’extirper le mal, que sa soeur, l’Ecrevisse, n’est que douceur et gentillesse ! Celle-là sait faire jaillir l’eau de la terre et utilise ses vertus pour faire le Bien… Dans une époque lointaine, sûr qu’elles auraient certainement été brûlées vives pour sorcellerie… les diablesses…
    Malgré ces curieuses informations et n’ayant pas d’a priori, Jacques se fit indiquer le chemin de la maison des “sorcières”, sous les ricanements des deux compères.

    Non sans mal, il trouva la modeste demeure située aux abords du lac, perdue dans une végétation sauvage. Il hésita un instant, l’aspect de la bâtisse n’était guère engageant. Une curieuse appréhension l’habita un bref instant.
    Il frappa un coup sec à la porte vermoulue dont la peinture écaillée semblait confirmer les dires du patron du bistrot.
    La porte s’ouvrit en grinçant. Une jeune femme rousse d’une vingtaine d’années, un sourire posé sur des lèvres parfaitement dessinées, l’accueillit sur le seuil.
    Jacques resta stupéfait, muet d’admiration, incapable de réagir devant la belle apparition. “Elle ! Serait-ce elle ? J’ai pensé à elle, et là, cette ressemblance…” Il n’en revenait pas. La ressemblance était effectivement frappante, la même chevelure flamboyante, le même regard, la même force qui émanait d’elle…
    Il la suivit à l’intérieur, comme hypnotisé. Dans la maison, il vit une autre femme, plus âgée sans doute, accroupie devant l’âtre.
    Elle attisait les braises. Leurs traits avaient des points communs, malgré de criantes différences, dues à l’âge et à des caractères visiblement opposés.
    Se retournant soudain, le regard peu engageant de l’aînée croisa celui du visiteur. Sans hésitation, Jacques reconnut les deux soeurs. L’Ecrevisse toute rousse lui souriait et la Tchène, brune et sombre, se méfiait déjà de lui.

    * *

    1218. La sanglante croisade lancée contre les Cathares venait de prendre fin avec la mort de Simon de Montfort. Les troupes victorieuses se disloquaient et retrouvaient leur état de bandes indisciplinées, n’obéissant plus qu’à peine à des Capitaines de fortune. La soldatesque ne pouvait se résoudre à cesser de guerroyer. Ivres de sang et de rapines, leur retour vers leurs domaines respectifs n’était que prétextes à semer mort et désolation sur leur passage.

    Tancrède de Peyrade était à la tête d’une cinquantaine de ces Chiens de Guerre, les menant par étapes vers le pays d’Albigeois. Las des combats, il ne pouvait cependant pas empêcher ses hommes de mettre à sac le moindre village ou hameau qu’ils rencontraient sur leur itinéraire.
    Comme il n’avait aucun moyen de leur offrir une solde, ils se payaient de leurs pillages.

    *

    – Dame Elyane, ils arrivent ! Les guetteurs de la Pierre Fendue ont aperçu leur avant-garde déboucher à l’orée de la forêt ! Ils seront en vue de notre cité avant la tombée de la nuit…

    La jeune femme leva la tête en redressant le buste d’un mouvement décidé, puis, elle s’adressa à l’homme essoufflé et à ceux qui l’avaient suivi.
    – Que chacun regagne son poste ! Mais prenez garde de rester bien camouflés ! Il faut leur laisser accroire que notre ville vient d’être désertée… Ils ne sont sûrement pas habitués à ce qu’on leur tienne résistance… Rappelez-vous, nous en avons déjà repoussés d’autres et nous le referons ce jour d’hui, même si cette meute semble plus nombreuse.

    Donnant l’exemple, la jeune femme s’empara d’une cognée de bûcheron qu’elle souleva sans peine apparente et sortit de la maison.
    Les hommes emboîtèrent les pas d’Elyane-la-Rousse, galvanisés par son ardeur.

    *

    – Messire Tancrède ! Nous arrivons en vue de Raviège… Nos hommes signalent que ce bourg semble vidé de ses habitants. Ils ont dû prendre peur ! Pour sûr, il s’agit certainement d’un repaire d’hérétiques !

    Le Capitaine lut alors dans le regard du soudard toute l’impatience et la cruauté qui ne dénaturaient pas ses propos. Il avait fini par comprendre que la finalité de cette prétendue Croisade ne servait en fait que de vils prétextes pour ces êtres assoiffés de meurtres. Il n’était plus très sûr de savoir dans quel camp se situait vraiment la barbarie.

    *

    L’effet de surprise fut total. En arrivant, confiants, au pied de la première enceinte, les hommes de tête virent se dresser au dessus d’eux une horde hurlante qui les accueillit par une volée de flèches et de moellons.
    La débandade fut générale. Les soudards refluèrent dans le plus grands désordre pour se regrouper, hagards, auprès de leur Capitaine.
    – Tudieu ! Ces démons nous attendaient ! Ils ont estourbi trois de nos compagnons…
    Tancrède n’entendit pas les vociférations de son second. Il n’avait d’yeux que pour la vision de cette femme, dressée sur les remparts, dont la chevelure rousse flamboyait devant le soleil couchant. Cette apparition, mélange de beauté sauvage et de pure énergie, l’hypnotisait. Mais très vite, son instinct de guerrier reprit le dessus. De Peyrade échafauda un plan de bataille et donna ses ordres.
    – Gardez-moi cette diablesse vivante ! fut la dernière exhortation du Capitaine Tancrède.

    Malgré la vaillance des défenseurs de la cité, transcendés par l’exemplarité d’Elyane qui se battait comme un homme, la science de la guerre des assaillants eut bientôt raison de la résistance des assiégés.

    Tancrède de Peyrade eut grand mal à contenir la furie de ses troupes qui voulaient massacrer tous les citadins.
    – Donne-nous au moins cette hérétique ! lui crièrent-ils. C’est une sorcière ! Elle a les cheveux du démon… Sa force n’est pas humaine ! Au bûcher !

    Tancrède ne pouvait s’empêcher de fixer les yeux de braises d’Elyane qui le toisait avec fierté et défi, tandis que plusieurs de ses hommes la maintenaient avec peine.
    Une indicible fascination semblait s’installer entre ces deux êtres. Leurs regards s’affrontaient. Ils cherchaient à lire mutuellement leurs pensées.

    Devant la détermination des soudards et de leurs hurlements qui se faisaient plus pressants, Tancrède compris qu’il devait les calmer par la promesse du sacrifice expiatoire.
    – Soldats de Dieu ! cria-t-il. Si cette diablesse est bien une sorcière, elle doit être jugée, expier ses fautes et se repentir avant que de périr par le feu… Cela ne nous concerne plus… Allez quérir les inquisiteurs de l’évêque d’Albi, ils décideront du sort de cette femme ! En attendant, menez-la à mes quartiers, j’en assumerai seul la garde afin qu’elle ne risque de jeter l’un de ses sorts contre l’un d’entre vous. Allez, telle est ma décision !

    * *

    – Ah… Vous voilà… Enfin, comment s’est passée votre journée, belle, hein ? Vous nous avez amené la pluie, mais le soleil a repris ses droits, non ?
    Jacques comprit vite qu’il n’échapperait pas à une causette avec la Tchène.
    Il avait tenté un ridicule : “Bonjour Madame la Tchène…” histoire de savoir son prénom, accessoirement celui de sa soeur, mais non, elle avait poursuivi par quelques banalités sur le temps, la saison, les touristes. En parlant, elle l’avait entraîné vers la terrasse qui surplombait le lac. Il s’était laissé faire.
    Comme elle parlait beaucoup, il l’observa. Il avait peine à croire à la sorcière décrite par le village, curieuse, certes, mais tout de même !..

    Elle se tenait les deux mains refermées l’une sur l’autre, formant deux poings soudés, les doigts n’apparaissant plus. Elle les tenait devant son sexe, le bassin rejeté légèrement en arrière. Elle parlait avec le regard en coin et gardait son visage détourné. Si vous tourniez pour l’avoir de face, elle tournait également. Ainsi, de son regard, on retenait surtout le blanc de ses yeux.
    Il fallut du temps à Jacques pour se dégager de ses faisceaux de braise et pour découvrir d’autres détails. Le menton était haut, les épaules comprimaient la poitrine. Elle marchait à petits pas, les pieds disposés du même côté. Détail comique, le rouge de ses ongles ressemblait davantage à des plaies recouvertes de mercurochrome qu’à une coquetterie. L’ensemble était étrange, curieux plutôt. A cet instant, il trouva les propos entendus au bistrot un peu exagérés. Les sorcières de son enfance avaient la peau fripée et ne portaient pas de tee-shirt délavé.

    Un couplet sur Ecrevisse, partie quelque part à la braconne sur le lac, le ramena à la conversation de la Tchène.
    – Tout de même, que de surnoms étranges, comment…

    Il n’eut pas le temps de poser sa question qu’elle s’enflamma. Elle entreprit de raconter cette histoire, entrevue sur les dépliants touristiques, celle du village d’abord brûlé au XIII ème siècle par l’Inquisition, puis noyé pour la production d’électricité. Il se laissa captiver par son récit. Elle faisait claquer parfois quelques mots, quelques noms. D’Elyane la Rouge, elles seraient les descendantes… Ecrevisse avait hérité de sa blancheur de peau, de sa chevelure rousse. Elle concéda de sa douceur. Elle, la Tchène, avait hérité de son côté sombre, combattant, ensorceleur, de ses pouvoirs sur le feu, aussi. Elle avança pour preuve qu’on lui amenait souvent des touristes, “cuits à points”. Le service après-vente, en quelque sorte !

    – Si vous voulez, le soir de la Saint-Jean, je vous emmènerai sur le tertre, là, derrière la maison. Si vous suivez la ligne qui va du soleil couchant à notre maison, vous verrez dans le lac, au milieu, les reflets de la ville qui brûle… Elle est exactement à cet endroit. Si vous voulez, moi et Ecrevisse, on vous conduira en barque… Mais peut être avez-vous peur ?

    La manoeuvre était grossière, mais il n’eut pas la force de s’y opposer. Ni celle de montrer qu’il n’était pas dupe. Il accepta d’y aller et de passer pour un naïf. L’occasion de nouer davantage de liens avec la jeune femme rousse justifiait sa passivité.
    “Cette flamme est folle !” pensa-t-il. Il déguisa le rire intérieur de son lapsus en un hochement de tête. “Elle doit raconter la même histoire à tous ses hôtes…” Cependant, il ressentait qu’elle lui avait confié quelque chose de précieux, sur elle-même. Dans les propos de cette femme, il recherchait la réponse qui était en lui, dans la rêvasserie qui l’avait doucement emporté, bercé qu’il était par le ronronnement chatoyant de sa voix émaillée de crépitements… Trop près, trop pris dans son histoire et il se brûlait. Trop loin, le froid lui glaçait le dos. Cette femme était le feu et faisait éprouver à son auditeur ce que le voyageur transi ressentait devant l’âtre. Avait-elle du pouvoir sur le feu ? Tirait-elle du feu la malice et les artifices qui fascinent les hommes ?

    En la quittant, après avoir accepté une invitation pour le repas du soir, il suivit sur le lac une vieille barquasse de pêcheur. Elle glissait.
    “Curieux, tout de même, comme les touristes rayent la surface du lac… Ils la lacèrent, la découpent… Ce bonhomme se fait porter, il semble s’excuser de la déranger…”
    Sous ses yeux, dans la même image, il y avait deux mondes qui s’ignoraient mais n’oubliaient jamais de s’éviter.

    * *

    #15309
    bd91
    Participant
    • Néphropathe confirmé
    • ★★★★
    • 594Message(s)

    – Ouh ! Quelle brume matinale ! Superbe ! Tiens, c’est un bon temps pour aller vérifier le débit de la source aux Loups… lança Ecrevisse, d’une voix encore ensommeillée mais déjà ravie…
    Sa voix, en tous cas, était trop douce pour tirer la Tchène de sa torpeur… et de son feu.

    Il était vers les cinq heures du matin, les hiboux s’étaient tus et les oiseaux sortaient à peine la tête de sous leur aile. La rosée discrète s’était d’abord posée sur l’herbe et la flore, avant de s’élever vers le ciel et les nues. Les frémissements de l’aurore trahissaient à peine le lever du soleil. Le silence était là, majesté du matin.

    Les deux soeurs s’affairaient déjà aux premières tâches de la journée, des milliers de fois répétées au cours de leur vie, de leur vie à deux, seules à l’orée des bois, au fond de la vallée.
    Ecrevisse avait relevé à la hâte sa chevelure rousse en un chignon maintenu par un de ces vieux peignes à l’antique. Elle allait et venait, préparait le petit déjeuner, fait simplement de lait, de fromage de brebis et de gros pain au levain… A l’antique, lui aussi…

    Décidément, les deux soeurs, du feu et de l’eau, semblaient voguer quelque part dans un vaisseau du passé.

    – Eh, la Tchène ! Tu m’entends ? interrogea Ecrevisse.

    Mais la Tchène, les yeux profondément ancrés dans le lointain, était au delà des flammes naissantes, dansantes, à peine ravivées de la nuit… de la Nuit des Temps… Elle semblait scruter l’horizon noirci de l’âtre, miroir de celui du passé. D’un passé qui s’accrochait en elle, obstinément. Non, la Tchène n’entendait pas, n’entendait plus Ecrevisse.
    Sa voix hallucinée fredonnait une mélopée étrange qui racontait une vieille légende. De sa voix un peu grave, resurgissait le bûcher gigantesque autour duquel se mêlaient, dans une danse macabre, diables cornus et cyniques Inquisiteurs lançant, les uns des cris perçants d’oiseaux maléfiques, les autres des diatribes mystiques de leur verve exterminatoire et sans appel.

    – Au nom de Dieu…! Qui brûle ?

    La Tchène semblait chercher.
    – Qui es-tu, toi, la malheureuse, l’impie, la sorcière, derrière cette opaque fumée et ces flammes diaboliques ? Qu’as-tu à expier ? Pourquoi ces grimaces ? Ne crie plus ! Ta pauvre douleur est intolérable… Arrête de me harceler, arrête-donc d’hurler ainsi ! L’odeur des flammes qui te dévorent m’anime… Elle m’arrache les poumons…
    Les crescendos interminables de la Tchène se succédaient. Enfin, attirée par le brasier, l’étrange femme entrait en transes. Elle hurlait presque, les mains tendues vers les flammes de sa cheminée, cherchant à retenir le feu du passé, la purification des Inquisiteurs… Elle les consommait, s’en repaissait. Son état s’atténuait en même temps que s’estompait l’évocation de l’ancienne légende… Sa voix se cassait enfin, sur ses dernières paroles.

    – Tous ces gueux rassemblés, mutiques et figés devant le bûcher… Qu’ils soient maudits, eux aussi… Et maudits également, ces Chiens de Dieu et leurs diables, complices… Et toi, la Parfaite ? Au nom de qui, au Nom de quoi te consumes-tu ?
    Alors, dans un cri rauque et lugubre, la Tchène se laissa tomber à genoux sur le bord de l’âtre. Elle semblait s’enfouir dans les flammes.

    – Pourquoi, moi ? Pourquoi, toi ? Suis-je Toi ? Es-tu Moi ? Toi, mon aïeule que les Catholiques ont sacrifiée, il y a plusieurs siècles, au Nom de Dieu… Tu hantes mes ténèbres, toi, l’ancêtre que j’aime, celle que je hais tant… Fuis et ne me quitte pas !

    La mélopée s’éteignit peu à peu en des mots confusément assemblés, à peine articulés, guère audibles, qu’Ecrevisse avait pris l’habitude de déchiffrer inconsciemment. Cent fois vécue et racontée, la vision de la Tchène était à nouveau revécue. Elle évoquait inlassablement la Légende de la ville brûlée.

    – Tais-toi, l’aïeule ! Ton enveloppe charnelle a disparu dans les cendres… Ne laisse plus les diables cornus enfourcher femmes et enfants, seigneurs et serfs, chaumières et châteaux… Ne les laisse plus brûler leur vie, incendier la mienne ! Et que tombe la malédiction !
    Crispée sur le feu, courbée devant l’âtre, la Tchène se retournait lentement. Elle pleurait, riait, et d’une voix enfantine psalmodiait inlassablement :
    – Notre ville brûle, brûle encore et brûlera jusqu’à la Nuit des Temps…
    Elle égrenait ces mots dans une sorte de brouillard de fumée, d’une voix brisée, éteinte et épuisée qui parvenait à peine aux oreilles d’Ecrevisse.

    Combien de fois la jeune femme rousse avait-elle assisté aux transports violents de son aînée ? Etait-ce dans un au-delà mystérieux, qu’elle seule pouvait générer ? Ecrevisse n’avait jamais essayé de comprendre sa soeur. Encore moins de la faire parler de cette vieille légende, comme si quelque chose l’en retenait, comme si une sourde angoisse l’étreignait…
    Depuis toutes ces années, Ecrevisse avait laissé brûler la vieille ville de la Tchène, au rythme des saisons, du temps, du temps passé, présent ou à venir.

    Ces jours-là, lorsque la Tchène avait enfin achevé de revivre la Légende de la ville brûlée, elle restait debout et raide devant l’âtre, soulagée, libérée, enfin épanouie.
    Elle s’éloignait alors du foyer d’un pas plus léger qu’à l’habitude et venait prendre sa place à la table, dressée par Ecrevisse. Satisfaite, elle avalait son petit déjeuner en compagnie de sa jeune soeur, à qui elle manifestait plus d’égards et d’affection que d’ordinaire.

    Le vieux village brûlait et la Tchène entretenait son feu. Tout, en apparence, reprenait son cours.

    * *

    Depuis l’aube déjà, Simon et Marco n’avaient d’yeux que pour l’onde noire. Malgré l’heure tardive, le plaisir se lisait encore dans leurs regards complices. Le matériel, simple mais efficace de tout bon pêcheur, avait plié sous le poids de quelques belles perches arc-en-ciel. Elles agonisaient dans la vieille nasse du rafiot. Du haut de ses douze ans, Marco toisait sans cesse l’eau, le paysage verdoyant et doux aussi qui encerclait le lac.

    Simon connaissait la fascination qu’exerçait cet endroit sur son petit-fils, là, où précisément la profondeur de l’eau atteignait quatre-vingt mètres. Parfois, il surprenait le regard lointain, absent, perdu de l’enfant.
    – Ecoute, Simon, écoute… Entends-tu ?
    – Quoi donc, petit ?

    L’expression de Marco se figea… Ce n’était pas la première fois que Marco sentait comme une présence étrange sur les flots, depuis que Simon l’avait recueilli après la tragique disparition de sa mère. Un indicible trouble envahissait maintenant l’enfant. Il percevait une sorte de murmure, étouffé. Ce n’était pas un cri mais un ronronnement qui enflait lentement pour devenir un profond sanglot. Une voix d’abord, suivie d’un pleur, un râle, une plainte. “Adieu… Pardon…” semblait supplier l’écho.
    Simon lui parlait tellement souvent du Capitaine-berger et du village englouti – conséquence de la construction du barrage – que son imagination ne connaissait plus de limite !

    Soudain, les plaintes firent place à un étrange rougeoiement. Une lueur diffuse semblait monter des abysses. Elle se confondait avec les reflets du soleil rasant les flots. Puis, pareil à un feu d’artifice, un bouquet d’étincelles scintilla, rayonna autour de l’embarcation. L’image fantomatique d’un village en flammes semblait monter à l’assaut du lac. Tout flambait autour de lui. Surmontant sa frayeur, Marco vit alors se préciser la forme des bâtisses. L’ensemble ne ressemblait en rien à un village actuel. Malgré l’incandescence, il pouvait distinguer des silhouettes humaines fuyant le brasier. Elles étaient accoutrées d’une curieuse façon… Marco pensait aux bandes dessinées du Moyen âge, qu’il aimait tant feuilleter…

    Sortant soudain de sa torpeur, le gamin se mit à crier :
    – Ca brûle ! Ca brûle partout ! Regarde, Simon, regarde ! Le village en feu…
    Simon retint Marco. Penché à l’avant de la barque, il était sur le point de tomber à l’eau !
    Le vieil homme serra tendrement l’enfant contre lui. Comment Marco pouvait-il avoir, lui aussi, de telles visions ? Le feu, le village… Jamais, Simon n’avait évoqué devant lui cette lointaine histoire, surgissant du fond des âges, vieille de près de sept cents ans !

    Marco était sous le choc. Ses yeux encore marqués par l’horrible vision, il se laissa aller dans les bras du vieux. Simon revoyait son enfance et ses propres souvenirs. Marco, lui aussi, venait d’entrer en résonance avec une frange intemporelle de ce drame, dont l’environnement était imprégné.
    N’avait-il pas, lui aussi, ressenti de semblables manifestations ? Le gamin possédait-il ce don de médium qu’il avait lui-même soigneusement enfoui ? Il pensa alors qu’il était temps de transmettre à Marco l’histoire des lieux, ce passé maudit gardé jalousement par l’inconscient collectif. Sa voix se fit convaincante :
    – Tu vois, petit, il y a bien longtemps, de nombreux villages furent construits dans cette vallée. Les hommes et les femmes qui les bâtirent voulaient fuir le discours et les pouvoirs des curés catholiques qui voulaient leur imposer leurs dogmes…
    Tu comprends ? Ces hommes qu’on a appelés plus tard les Cathares étaient épris de paix, de justice et de liberté… Ils considéraient que Dieu ne pouvait être responsable du mal qui régnait sur Terre… Le Pape et les évêques les déclarèrent hérétiques, démoniaques et les traitèrent de sorciers ! Des Inquisiteurs les traquèrent, les brûlèrent, les massacrèrent… C’est comme ça que les anciens racontaient comment le premier village de Raviège avait été incendié.
    Une légende est née depuis : une femme accusée de sorcellerie fut conduite au bûcher, maudissant Tancrède de Peyrade, l’homme qui l’avait arrêtée et livrée aux bourreaux.
    Ne t’inquiètes pas, Marco, tu as hérité d’un pouvoir qui te permets de voir des choses du passé, tout comme moi, petit…

    * *

    #15328
    bd91
    Participant
    • Néphropathe confirmé
    • ★★★★
    • 594Message(s)

    Les ruelles pentues grouillaient de manants attroupés, poussés par des dizaines d’hommes d’armes, les contrôlant comme un troupeau désobéissant. Tous étaient obligés d’attendre le supplice annoncé le jour de la fête de Marie.
    Les Inquisiteurs aimaient faire dans le symbolique, et la Sainte Trinité romaine devait sans doute préparer la victime dans sa geôle de la Tour de l’horloge.

    Tous se pressaient sur la place du marché. Effrayés, les enfants pleuraient. Les hommes et les femmes priaient en silence, marmonnant des rengaines interdites.
    Chacun pressentait que cette journée serait maudite. Elle signait leur défaite, leur interdiction, elle les anéantissait dans leur quête, dans leur foi, dans leur idéal, même si Elyane aimait davantage se battre que prier.

    La nuit était tombée sur la petite cité et la colère des hommes se lisait dans les regards. La sorcière allait brûler, ils n’avaient pas le choix, trop de soudards traînaient dans l’enceinte du bourg, interdisant toute velléité de révolte.
    Enivrés depuis des heures, les hommes d’armes contenaient la population avec force.

    La tristesse marquait les visages, la peur aussi. Et si la soumission au feu et au fer baissaient fiertés et regards, la haine déliait les langues.

    * *

    Une bordée d’onomatopées assaisonnées de quelques jurons locaux parvint aux oreilles de Jacques, peu de temps avant que l’odeur d’un plat grillé n’agresse ses narines. Pas besoin d’être fin limier pour deviner l’objet du conflit entre les deux soeurs. Inutile d’être fin gourmet pour deviner qu’il n’y aurait pas d’écrevisses du lac au repas !
    En revanche, le parisien fut surpris de s’être laissé gagner par la fatigue. Cette journée d’errance à travers villages et bois l’avait éreinté, d’autant plus qu’il ignorait encore ce qu’il cherchait dans ce pays. “C’est bien moi, ça, de partir pour trouver ce que je cherche !” pensa-t-il.
    Il préféra laisser là sa nostalgie et entreprit de faire, dans la cuisine de ses hôtesses, l’apparition qu’il espérait de nature à faire cesser la querelle. Il craignait les proportions que prenaient les recettes linguistiques des deux soeurs. Dans un style bien différent, sucré et salé, elles mijotaient des spécialités locales qu’il avait grand peine à reconnaître. Non pas qu’il boudait la poésie exotique, mais peut-être se sentait-il déjà impliqué par le regard complice d’Ecrevisse ?

    – Excusez mon retard, je me suis assoupi…
    La rousse reçut, hilare, l’hésitation de l’étranger. Dans son rire et ses regards, passait déjà une complicité sans équivoque. Chacun s’acceptait comme un don de la vie…

    – Pauvre homme, vous mangerez grillé ou alors, cette écervelée vous fera des pâtes !
    Visiblement, la Tchène ne goûtait guère la scène où personne ne l’avait conviée, elle n’était pas de leur intimité. Sa colère se doublait de dépit. Ses espoirs, un instant caressés, s’étaient envolés dans le rire d’Ecrevisse. Dès lors, il lui était illusoire de tisser la moindre toile de charmes et d’envoûtements mêlés…

    Le repas fut sinistre ou merveilleux, selon la soeur. Si la Tchène ne s’émerveilla pas des aventures somme toutes banales de Jacques, Ecrevisse, au contraire, semblait découvrir le monde en même temps que l’amour, ce mélange l’enivrait autant que le vin.

    Comme la Tchène peinait en déplaçant une bûche dans l’âtre, Jacques s’approcha pour l’aider. Elle l’avait trop attendu et sentait bien qu’il l’avait oubliée. Cependant, au moment où elle acceptait d’être seule pour manoeuvrer, elle se recula pour reprendre un autre équilibre. L’intervention maladroite de l’homme la déséquilibra et elle heurta de la main la bûche incandescente.
    Le hurlement qu’elle poussa les saisit au plus profond d’eux mêmes. Hagarde, la Tchène se retourna, le dos de la main brûlée, mise en avant. Tous deux la regardèrent comme les bigots surveillent le Christ, le dimanche à l’office, en se demandant si la statue va parler.
    Entre les deux complices, la main meurtrie semblait les accuser. Elle parlait. Brûlée, tendue vers eux, elle pleurait.
    Hurlait-elle l’impuissance de la Tchène à arrêter la progression du feu ? Perdait-elle son pouvoir sur le Feu, pour elle-même ? Hurlait-elle son désir de la Mort d’avoir sa vie en sacrifice ?

    Dans l’âtre, le feu se consumait en silence. Ce soir-là, personne n’osa l’étouffer. Il dansait, et chacun tendait l’oreille pour surprendre ses conversations secrètes.

    Au matin, nul ne le regarda.

    Le soir, Jacques profita de l’absence des deux soeurs pour vider les cendres. Il se lava longuement les mains.
    Ecrevisse doutait. Sa soeur perdait-elle ses pouvoirs ? Cet homme en était-il responsable ? Malgré elle, elle accusait l’étranger. Malgré son attrait pour lui, elle se rapprocha instinctivement de sa soeur, réalisant qu’un danger risquait de mettre en péril leur existence commune.

    De son côté, la Tchène était terrifiée. Elle ne pouvait se guérir… la brûlure progressait… sa main était perdue !

    * *

    #15338
    bd91
    Participant
    • Néphropathe confirmé
    • ★★★★
    • 594Message(s)

    L’arrivée des Dominicains n’avait guère été discrète. Les Chiens de Dieu, largement engraissés par l’évêque d’Albi n’en étaient pas à leur premier supplice. Les “bons moines” avaient passé leur journée à tourmenter la malheureuse condamnée, la forçant à renoncer à ses certitudes et à ses croyances, avant la première flammèche.
    Depuis la fin des combats, aucune justice, qu’elle soit celle de l’évêque ou celle des Comtes de Toulouse, n’avait prononcé la fatidique sentence. Ce soir-là, Elyane la Rouge, Elyane la brûlante, comme l’appelaient les miséreux, allait flamber. Pour la magnificence de la Religion romaine, pour l’exemple, pour exorciser la peur des Cathares, et surtout, les Inquisiteurs voulaient effrayer les autres hérétiques encore bien nombreux dans l’enceinte de Raviège.

    Toute la journée, sur son destrier et revêtu d’une large cape sombre, Tancrède de Peyrade avait dirigé le maintien de l’ordre, son seul savoir-faire.
    Il avait veillé à l’édification du bûcher et sur la place du marché, bûches et fascines attendaient la proie promise.

    Maintenant, il se tenait à l’écart, dans l’encoignure d’une fenêtre surplombant la place. Son visage semblait détendu, malgré l’affreux rictus qui déformait la finesse de ses traits.
    Un instant distrait par quelques injures fusant de la foule rassemblée, le Capitaine de Peyrade observait les Chiens de Dieu préparer leur saint office.
    Il détestait ces hommes, prêts à estourbir ou brûler des centaines de leurs semblables en prophétisant le bonheur de tous ! Lui, il tuait simplement en soldat, pour survivre, c’était juste son gagne-pain, pas l’atroce justification d’une mission divine, sous la férule de l’épiscopat.
    Dieu voulait qu’une âme brûle, alors, il lui en livrait une, c’était tout. Peyrade n’avait pas voulu être le maître de supplice. “Les Dominicains s’en tirent très bien seuls… Ils adorent ça, les bougres d’apôtres !” pensa-t-il.

    Pour ce moment-là, il avait souhaité ne pas être seul, et une femme, dissimulée sous le capuchon d’un grand sayon de toile, l’avait rejoint.
    Soudain, trois gros moines conduisirent la prisonnière au bûcher, la tête recouverte d’un sac. Puis, ils l’attachèrent au poteau surélevé, pour que les villageois ne puissent échapper au spectacle.

    Sur la place, des cris suivirent les premiers crépitements des flammes. Quelques anciens Cathares encouragèrent la malheureuse de leurs prières, mais la soldatesque les fit taire en les menaçant de leurs armes.
    Le bûcher éclairait la ville.

    Dans la demeure au dessus de la place, la femme inconnue regardait, interdite, la monstrueuse cérémonie.
    A son bras, Tancrède semblait reprendre son souffle. Il pensait au feu, à la mort, au sort qui s’abattait, choisissant ses victimes. Elyane la Brûlante allait se consumer, la Rouge deviendrait incandescence, la Noire sorcière allait se transformer en cendres grises avant Mâtines.

    Tancrède se dit alors qu’il avait juste évité le pire.

    * *

    La soirée était interminable. Le jour si long de la Saint-Jean ne voulait pas rendre le temps à la lune. Dans la petite maison, le silence était pesant. Il était troublé, parfois, par les gémissements de la Tchène. Jacques s’éloigna le plus longtemps possible dans la journée, pour ne pas l’entendre. Un fort sentiment de culpabilité et d’incrédulité le poussa à revenir le soir.
    Les yeux d’Ecrevisse ne le voyaient plus. Elle veillait sa soeur. Il l’entendit, la nuit, entre la chambre sinistre et désordonnée de la Tchène, et la cuisine où elle s’affairait, on ne sait à quoi. Aucun médecin ne semblait avoir été appelé. Il l’avait suggéré une fois mais n’avait pas insisté. Il devinait que la blessure empirait. La malheureuse ne sortait plus de sa chambre.
    Effectivement, la plaie gagnait. Sans soins réels, elle s’était infectée et la fièvre envahissait le corps et l’âme de la femme, tout autant que la peur.

    Entre chien et loup, alors qu’il avait renoncé à tout désir et qu’il guettait le sommeil, encore tout habillé sur son lit, on frappa. Ce ne pouvait être qu’Ecrevisse. Se souvenait-elle enfin de lui ?
    – La Tchène vous avait promis de vous emmener sur le lac voir le village en feu… Elle ne peut pas… c’est moi qui vais le faire… Vous venez ?

    La scène était imprévisible. Ecrevisse était là, vêtue de blanc, presque souriante. Sans commentaire , sans rien prendre non plus, il referma la porte derrière lui et la suivit sur la berge.
    – Vous voyez le reflet du soleil couchant ? C’est là…

    Ils n’échangèrent pas d’autres paroles. Jacques se mit aux rames, naturellement. La lumière déclina rapidement. Il ne voyait plus les yeux de sa passagère. Ce rendez-vous, tant espéré auparavant, n’était pas celui de l’amour. Il n’osa cesser de ramer pour lui demander leur destination.
    Un frisson le traversa : une forme blanche s’était jetée sur lui ! Il bascula lentement sur le côté, le visage ensanglanté par le coup porté.
    Il glissa dans les eaux sombres du lac.

    Ce rendez-vous était celui de la mort. La Tchène avait fixé l’échéance et Ecrevisse exécutait la sentence. Par ce forfait, elles se liaient pour toujours. Jamais Ecrevisse ne trahirait son clan, ni avec Jacques, ni avec aucun autre. La Tchène la Noire, Ecrevisse la Rouge, renonçaient définitivement à leur destin de femmes et scellaient celui de leur famille.
    Deux faces indissociables d’une même pièce. Mais l’une était mourante…

    *

    #15342
    bd91
    Participant
    • Néphropathe confirmé
    • ★★★★
    • 594Message(s)

    – Pépé, Pépé ! Y’a quelque chose devant…!
    – Tu as raison ! Vite, Marco, passe-moi ma gaffe !
    Le pêcheur rapprocha la masse flottante vers la coque.

    – Pépé ! C’est un homme, c’est un homme !
    Marco, terrorisé s’était réfugié au fond du bateau.
    – Viens donc m’aider… Bon sang d’bois !

    Tremblants et blêmes, ils le hissèrent avec difficultés.
    Etait-il vivant ? Ce corps flottant ne pouvait être que celui, sans vie, d’un noyé de plusieurs heures.
    Pourtant, là, sous eux, ils sentaient la vie. Ils se détendirent. Même le sang sur le visage de l’homme ne les repoussa pas.
    Le regard dans les étoiles, Simon le pêcheur, Marco l’enfant, accueillirent l’homme dans leurs bras.
    – Ecoute, petit… Cet homme devrait être mort… Il aurait dû couler et rejoindre nos ancêtres dans le village en dessous.
    Le grand-père ne comprenait pas, ne comprenait plus.
    Que faisait cet homme, à cet endroit précis, justement là où il n’y venait qu’une fois l’an ? Toujours à la nuit de la Saint-Jean, pour parler aux âmes du lac et psalmodier quelques prières cathares pour calmer leurs cris de douleur.

    Marco, la bouche entrouverte, le regard perdu, semblait à l’affût.
    – Pépé… Ecoute ! C’est le Capitaine… Ecoute le Capitaine… Il rit ! J’entends les cloches de ses brebis… Il dit qu’il part… Il dit qu’il nous laisse l’homme… Ecoute, Pépé ! Il rit et il pleure… Pépé ! Il part ! Il dit qu’il part enfin… Avec ses brebis… Ailleurs !

    Une larme troubla alors le regard du vieux. Il était heureux pour le berger, heureux de le voir partir, en paix, désormais.
    Heureux comme on peut l’être lorsque l’on perd un ami, enfin libéré. Il pleurait à chaudes larmes.

    Simon se consola en serrant, plus fort, Jacques dans ses bras.
    “Cet homme ne saura jamais l’importance de sa dette envers le fantôme du vieux berger” pensait-il.

    Cette nuit de la Saint-Jean, Simon le pêcheur avait repêché un homme.

    Le vieux berger n’avait pas sauvé la vie de sa fille, mais il lui donnait celle-ci.

    Pourquoi ?

    Sans espérer de réponse, il entama à voix haute la prière d’autrefois, celle qu’il récitait avec sa fille et qu’ils adressaient au lac.

    * *

    Les moines avaient veillé, lors de l’édification du bûcher, à choisir le bois le plus sec possible, afin que le feu ne dégage que peu de fumée. Leur expérience leur avait appris que sans cette précaution, le spectacle risquait d’être gâché !

    Les premiers fagots s’enflammèrent donc très vite. La condamné semblait absente et indifférente à son propre supplice. Les flammes qui commencèrent à s’élever du brasier naissant eurent pour effet de la faire réagir en un long frémissement de tout son corps, comme si la malheureuse s’éveillait de sa léthargie.
    Puis, une plainte s’éleva, tandis qu’elle secouait la tête, comme pour se débarrasser du sac qui la recouvrait.

    Une houle parcourut la foule devant cette première manifestation de la suppliciée.
    Chacun s’identifiait à elle, chacun ressentait les premières chaleurs irradiées par le bûcher.

    Le feu gagnait rapidement. Les mouvements de la Rousse se firent plus saccadés. La plainte se mua en un long gémissement, puis en cris rauques. Son corps, soudain, se figea. Sa tête se redressa.
    Elle semblait chercher une présence dans la foule, malgré le sac qui cachait sa vision. Son regard invisible s’était arrêté en direction d’une fenêtre surplombant la place.
    Sa voix, alors, s’éleva, ferme et décidée :
    – Tancrède ! Toi et ta catin, je vous maudis ! Soyez maudits, vous et toute votre descendance ! Que la colère de Dieu s’abatte sur vous ! Maudits ! Soyez maudits !…
    Ses derniers cris s’étranglèrent dès que les flammes l’enveloppèrent. Son corps s’embrasa d’un coup, le ronflement du feu s’éleva vers le ciel.

    Tancrède et la femme qui serrait son bras avaient frémi aux imprécations de la malheureuse.
    Le sourd gémissement qui s’échappa de sous le capuchon de l’inconnue pris le relais des derniers râles de la suppliciée.
    – Qu’avons-nous fait ?… Quelle horreur !… Nous serons damnés !… Nous n’avions pas le droit… Non, notre amour aveugle s’est fait assassin… Maudite, je suis maudite !… Oh, je voudrais mourir !…
    Le Capitaine, blême, serra la femme contre lui, comme pour étouffer ses paroles.
    – Viens, lui dit-il, fuyons ! Quittons ce lieu condamné. Ailleurs nous trouverons l’oubli et le repos de nos âmes. Notre amour sera plus fort que ces anathèmes !

    *

    Le brasier était à son paroxysme.
    La populace s’agita. La colère grondait. Des cris de haine fusèrent. Les premiers rangs furent poussés par un mouvement général de la foule qui voulait comme se rapprocher du feu. Les soldats furent débordés. Certains furent frappés, d’autres taillèrent de leurs armes de sanglantes tranchées pour repousser l’assaut.
    La place devint bientôt la proie d’une indescriptible mêlée.

    Les soudards, que rien ni personne ne contenait, se déchaînèrent.

    *

    Le massacre se poursuivit toute la nuit, ruelle après ruelle, maison après maison.
    Le carnage s’arrêta enfin, dès lors qu’aucune âme vivante ne subsista dans la cité.

    Au petit jour, les soldats abandonnèrent le village, non sans y avoir bouté le feu… Comme pour effacer toute trace de leurs méfaits.

    * *

    #15348
    bd91
    Participant
    • Néphropathe confirmé
    • ★★★★
    • 594Message(s)

    Ecrevisse ignorait tout du sauvetage miraculeux. Elle ne savait plus que penser de son geste. Aucun autre chemin ne lui avait été offert. La Tchène, et cette incompréhensible plaie qui la dévorait, l’avait rappelée à l’ordre. Elle avait choisi son camp, celui de sa filiation avec cette femme brûlée, contre l’amour, contre la nouveauté d’un sentiment qui ne l’avait jamais habitée auparavant.
    Oui, elle était tombée amoureuse dans le premier instant, mais les coups de foudre éphémères devaient s’incliner. L’histoire familiale et l’auto-défense qu’elle édifiait avaient, une fois de plus, rapprochées les deux soeurs.

    Après sa tentative de meurtre, Ecrevisse s’était réfugiée auprès de la Tchène, toutes deux calfeutrées dans leur intimité maladive. Depuis quelques heures, la Tchène s’était allongée. Ses yeux révulsés semblaient suivre la progression irréversible du feu qui rongeait maintenant son bras droit. Elle souffrait, mais préférait ne pas geindre.
    Assise à son chevet, la cadette hésitait à l’importuner. Elle observait avec une angoisse grandissante l’avancée du mal.
    – Pourquoi ? murmura-t-elle enfin.
    La Tchène leva les yeux vers elle. L’horreur perlait sur son visage.
    – Pourquoi ? répéta la Rousse, d’une voix plus forte.
    Celle qui avait cru dominer la peur se redressa.
    – Je me suis toujours trompée. Toujours… J’ai cru à l’inversion de la légende, mais sans faire la totalité du chemin…

    Ecrevisse redoutait un nouveau délire. Elle tremblait, une main passée dans ses longs cheveux rouges. Elle attendait.
    – Ecoute, la Rouge n’a jamais brûlé… Ca, c’est le couplet pour les touristes… La garce a été sauvée par Peyrade, mais il fallait brûler une autre femme… C’est de celle-ci que je croyais tenir mon pouvoir… Tu entends ? D’elle, d’elle seule… La Noiraude, dont le nom s’est perdu au fil des siècles… Du bûcher, elle avait hurlé une condamnation sans appel…
    La voix devint soudain plus faible et Ecrevisse s’était blottie contre sa soeur. Le mal gagnait du terrain. Il dévorait les chairs, le sang. Mais l’esprit de la Tchène semblait atteint lui aussi. Couverte d’une sueur âcre, la fièvre la terrassait.
    – Ecoute, écoute encore… Je croyais posséder le pouvoir du feu… Il me ronge et va m’anéantir… Je me suis trompée, Ecrevisse. Trompée, tu m’entends ! C’est cette malédiction qui m’emporte… Nous sommes maudites, oui maudites… C’est Peyrade et sa putain rousse qui nous ont engendrées, à travers les siècles. La brûlée, innocente, se venge….
    La voix s’était cassée. Les yeux étaient vides. Un long râle avait déchiré la pièce, quelques hoquettements monstrueux s’étaient succédés, puis un apaisant silence s’installa.

    Ecrevisse n’osait pas encore regarder la morte. Elle savait qu’une étrange chimie s’opérait. Que le corps de la Tchène, carbonisé, martyrisé, anéanti, allait peu à peu refroidir, pour devenir un tas de cendres malodorantes.

    Ecrevisse s’était éloignée de la maison maudite où elle avait cru être heureuse. Et elle ? Conserverait-elle ses pouvoirs sur l’eau ? N’allait-elle pas être engloutie ? Fallait-il attendre que son heure vienne ?
    La malédiction devait s’occuper d’elle. Ses cheveux rouges perdaient leur éclat, ses yeux leur brillance. Elle devenait déjà l’ombre d’elle même.

    Ses pas la conduisirent alors en bordure du lac, tout près de l’onde noire qu’elle croyait encore dominer…

    Le lac semblait l’attendre…

    * *

    #15358
    bd91
    Participant
    • Néphropathe confirmé
    • ★★★★
    • 594Message(s)

    Simon avait recouvert les épaules de Jacques, autant à cause de la froideur de l’eau du lac qu’à cause du souvenir des deux soeurs, et du sourire d’Ecrevisse, en particulier.
    Entre deux éternuements, Jacques narra sa mésaventure à ses deux sauveurs qui se contentèrent de petits hochements de tête lorsque l’étranger infortuné leur détailla son arrivée à la Raviège. Et le reste… chez les deux soeurs, jusqu’au coup que lui avait donné Ecrevisse.

    Le petit Marco observait l’homme avec minutie. Il cherchait à percer un mystère qui le captivait, sans qu’il en connaisse encore la raison. Les mains, les traits du visage, les gestes et les expressions de cet homme racontaient une histoire à l’enfant. Mais il ne pouvait la décoder, comme si elle était diluée dans trop d’eau.

    – Je suppose qu’après cette aventure vous n’allez pas retourner chez elles ? suggéra Simon. Venez-donc à la maison, j’ai justement préparé un plat familial dont vous me direz des nouvelles… T’es d’accord, Marco… On invite le Monsieur ?
    – Oui, Simon… Il pourra nous donner d’autres détails…
    – Je veux bien, petit… acquiesça Jacques en caressant la tête de l’enfant. Merci à vous deux, merci beaucoup…

    La maison de ses hôtes était telle qu’il avait imaginée : petite, simple, mais dégageant une force pouvant affronter toutes les épreuves du temps. Les murs étaient de pierres taillées dans le granit du Sidobre, la façade ouest était recouverte de grandes ardoises noires. Le toit aux fortes pentes semblait lancer un défi aux eaux du ciel.
    L’intérieur, rustique et sombre, n’était pas très accueillant, de prime abord. Mais après un temps d’adaptation, Jacques s’y sentit en paix, les reins calés dans un confortable fauteuil en skaï, “Etrangement moderne en ce lieu…” pensa-t-il.

    Simon avait mis en marche la radio, d’un geste machinal, en entrant dans la cuisine. Il alluma le feu sous une marmite en fonte, pour faire réchauffer le repas.
    Marco s’était assis face à leur invité pour ne pas le quitter des yeux. Seul, le piano de Schubert que diffusait la radio emplissait le silence de la maison. Simon demanda à Marco de mettre le couvert.
    – Je mets le “petit plus du Chef” dans la sauce, et nous pourrons manger…

    Quand Jacques découvrit le plat au centre de la grande table, il eut un choc ! L’émotion provoqua chez lui un léger trouble, son verre de Gaillac en trembla.
    Il regarda à nouveau le met préparé par Simon. Sa vision première se confirma. Il reconnaissait “le lièvre aux morilles”, l’une des spécialités de Viviane, cette femme qu’il avait tant aimée. Le “petit plus du Chef” était la signature troublante qui l’avait tant bouleversé : deux brins de bruyères disposés en croix sur la tête du lièvre. “Une tradition familiale très ancienne et sacrée !” lui avait expliqué Viviane lorsqu’il avait ri de ces curieuses décorations immangeables.
    Prétextant un malaise, Jacques ne toucha pas à l’oeuvre culinaire du vieux. Il ne savait plus comment dissimuler sa confusion. Il sortit prendre l’air, leur disant qu’il reviendrait pour le fromage.
    Simon et l’enfant se partagèrent le repas en plaisantant sur “la petite nature des gens de la ville…”

    Lorsque Jacques revint, il avait repris des couleurs et se rassit à la table. Tout en mangeant, il questionna Simon et Marco afin de mieux les connaître.
    Leurs réponses étaient souvent brèves, floues, comme si des zones d’ombre ne devaient pas être dévoilées. Comme si chacun cultivait sa part d’inconnu.
    Tout à coup, le garçonnet se leva et disparut dans sa chambre. Dans son cahier bleu où il notait ses sentiments et ses questionnements, il prit l’unique photographie de sa mère, en sa possession. Il revint au salon, avec le précieux cliché serré contre son coeur et le tendit à Jacques, en disant :
    – Tiens, regarde, c’est ma Maman !

    L’homme se sentit défaillir. Cette photo ! “Elle…! Viviane !” Sa Viviane, à la chevelure flamboyante !
    Il ne savait plus où il était. Il pleurait de joie, riait, et se précipita brusquement pour embrasser Marco, qui le regardait, sidéré.

    – Viviane ! Mon amour perdu…

    Simon et Marco étaient figés, ne comprenant pas encore ce qu’il se passait.
    Jacques, enfin, se calma. Puis, il leur expliqua sa relation avec Viviane, son départ forcé à l’autre bout du monde pour une mission pétrolière devant durer trois mois et qui s’était éternisée…
    A son retour, elle avait disparu sans laisser d’adresse. Un merveilleux hasard l’avait poussé à venir là…
    Simon comprit, alors, que le petit Marco venait enfin de rencontrer l’homme qui ne pouvait être que son père !

    * *

    #15362
    bd91
    Participant
    • Néphropathe confirmé
    • ★★★★
    • 594Message(s)

    Il était temps pour Jacques d’accepter l’offre que Simon lui avait fait comprendre d’un regard. Le vieil homme venait de lui offrir le cadeau d’une nouvelle vie. Il le sentait, c’était son refuge.
    L’annonce de la disparition de sa chère Viviane l’avait empli d’une mélancolie, telle l’eau et le feu. Cette antinomie, Bonheur et Malheur, mettait fin à son étrange quête. Entre joie et douleur, son voyage arrivait à son terme.

    Jacques partit récupérer son bagage, inquiet de ce qu’il allait y trouver.
    Sur place, il interpella un homme en uniforme. Dans la maison, la Tchène achevait de se consumer. Les gendarmes n’en revenaient pas ! Le légiste était déjà arrivé sur les lieux et ce vieux de la vieille pourtant accoutumé au pire, s’exclama :
    – Je n’ai jamais rien vu de semblable ! Cela relève de l’irrationnel…!

    D’Ecrevisse, en revanche, les gendarmes n’avaient rien retrouvé, mais ils poursuivaient leurs recherches.

    Quand Jacques pénétra dans la maison, son courage l’abandonna. Il aurait volontiers fui. Une odeur âcre emplissait la sinistre demeure. Un gendarme lui interdit d’approcher là où gisaient les restes de la Tchène, sublimée à jamais !
    Ses affaires récupérées, et après s’être engagé à passer à la Gendarmerie, Jacques reprit le chemin de la maison du pêcheur.

    Simon semblait l’attendre sur le seuil, inquiet. Marco rayonnait. Au loin, son père devinait son beau sourire : c’était celui de Viviane.

    Son nouveau récit fit naître de grandes interrogations dans l’esprit vif du petit garçon.
    Simon comprit alors que son propre apaisement approchait. De l’eau profonde, en deçà de sa conscience, allait jaillir un dernier feu, une dernière fois faire surface pour mieux disparaître.

    Jacques était parti à la Gendarmerie pour les formalités d’usage. Marco n’y tenait plus. Ses yeux luisaient.
    – Dis-moi, Simon, cette dame qui vient de brûler, c’est très étonnant, non ? Cette légende, cette histoire, ce feu… Celui du lac, moi, je l’ai vu… J’ai entendu les appels… Et cette sorcière au bûcher et sa malédiction, dont tu m’as parlé… Pourquoi, tout ça ?

    Les rides du vieil homme s’accentuèrent. Sa voix devint plus posée :
    – Contemple, Marco… Ecoute le silence, le calme de ces lieux… Je vais t’expliquer la véritable histoire de notre famille. Celle qui m’a été transmise comme à chaque génération de nos aïeux… Les tiens aussi, mon bonhomme… A mon tour de te confier notre secret… Pour ton bien, ton avenir, ta vie d’adulte…
    Te souviens-tu de la vaillance des Cathares, de leur foi, et de cette belle femme, Elyane, dont on dit qu’elle avait été brûlée vive… La Tchène, celle qui vient de mourir, se croyait la descendante de celle qui fut suppliciée à la place de la Cathare… Cette femme, Marco, cette femme martyre est notre ancêtre ! Elle était en réalité la soeur d’Elyane, toute aussi belle et impétueuse qu’elle… Droguée, elle n’avait pu opposer la moindre résistance. Seul, le feu du bûcher l’avait réveillée et lui avait permis de lancer sa malédiction contre la descendance de ceux qui l’avait trahie !

    Marco écoutait, gravement. Le vent sur le lac plissait l’eau moirée. Le soleil déclinait et projetait ses faisceaux d’or.
    – Et le Capitaine, Simon ? Le Capitaine et Elyane… Que sont-ils devenus ? Et les deux soeurs, la Tchène et Ecrevisse, qui sont-elles ?
    – Allez, réfléchis, Marco !
    Instinctivement, le garçon répondit :
    – Les descendantes maudites du Capitaine et de la Rousse ?
    – Certes, mon petit… Ces femmes se croyaient possédées… La Tchène n’était que douleur et elle vient d’expier, la pauvre. Tu comprends ? La malédiction ! Et l’autre, elle a sans doute forgé elle-même sa destinée avec l’eau…

    Marco était devenu rêveur.
    – Et le berger ? Est-ce qu’il n’a pas sauvé mon père, parce qu’il n’avait pas pu sauver Maman…

    L’enfant s’éloigna, soulagé. Sa frêle silhouette se détachait entre ciel et eau.
    Simon contemplait le tableau offert. Marco avait la grâce et l’intelligence vive de sa fille. Une larme perla à ses paupières. Marco venait de trouver, seul, la vérité, sa vérité. La part de rêve et de réalité se lisait sur la face burinée du pêcheur. Il reprenait son souffle. De loin, Marco l’interpella :
    – Dis, Simon, à quelle heure nous mettrons la barque à l’eau, demain ?

    L’enfant savait désormais qu’il n’entendrait plus les sourds gémissements et les appels au pardon. Il savait qu’il ne verrait plus de mirage flotter sur le lac. Il savait maintenant que son imagination n’était pas responsable de ces manifestations étranges.
    Le Capitaine-berger, enfin délivré et racheté de la malédiction, avait gagné un nouveau monde.

    La victime de Tancrède de Peyrade veillait.

    Le lac de la Raviège avait enfin fini de brûler et le feu était englouti, à présent, dans la mémoire du garçon.

    * FIN *

    La Raviège, 15 Août 1997

8 réponses de 1 à 8 (sur un total de 8)
  • Le forum ‘La vie autrement …’ est fermé à de nouveaux sujets et réponses.